mercredi 2 février 2011

Thomas Pynchon ou quelque part au-delà de l'arc-en-ciel

            Thomas Pynchon est l’un des écrivains les plus étonnants qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années.  Et je dis « étonnant » à défaut de trouver un qualificatif plus approprié, car ses romans sont tout bonnement inqualifiables.  James Joyce serait peut-être l’écrivain auquel je serais le plus tenté de le comparer, avec son mélange d’absurde et d’érudition, de surréalisme et de dérision, mais un James Joyce américain, postmoderne, influencé par la beat generation et la contre-culture.  Le critique littéraire Harold Bloom considère Pynchon comme l’un des plus grands auteurs américains vivants, de pair avec Philip Roth, Don DeLillo et Cormac McCarthy. 

            L’écriture de Pynchon est à tous les points de vue « pléthorique », foisonnante, et c’est sans doute ce qui en constitue de prime abord la difficulté.  Il y a tellement de personnages, tellement de couches d’informations et de niveaux de langage qu’il devient parfois difficile de tous les assimiler: « Comment s’y retrouver dans cet imbroglio de sigles, de noms, dont il faut se souvenir? », écrit-il dans L’Arc-en-ciel de la gravité.  Phrase qui pourrait très bien s’appliquer à ses romans.  Car on ne s’y retrouve pas justement, on s’y perd, et c’est ce qui, paradoxalement, fait l’intérêt de cet auteur.  L’intrigue que suivent les personnages, ou plutôt les différentes intrigues qui s’entrecroisent, ne semblent avoir aucune solution de continuité entre elles mais être seulement des prétextes au flux de conscience qui les emporte, et dans lequel l’auteur se livre à toutes ses fantaisies (en apparence seulement, car tout cela est maîtrisé et ne déborde pas du cadre de « l’histoire », même si on perd souvent de vue celle-ci).  Tout cela parsemé d’images surréalistes telles que : « avec des yeux comme les trous qu’on fait en pissant dans la neige », ou : « un arrière-goût […] de carbonisation dans une ville déserte à quatre heures un après-midi de dimanche », ou encore : « Il a changé, c’est sûr, à plumer l’albatros de son ego comme on se fourre les doigts dans le nez ». Et je ne parle pas ici de ces chansons loufoques que Pynchon intercale systématiquement à l’intérieur de ses romans, qui leur donnent l’allure de comédies musicales, et qui sont comme sa marque de commerce.

            Il faut dire que Pynchon lui-même est une énigme.  À l’instar d’un Réjean Ducharme, il n’apparaît jamais en public.  Les rares photos que l’on possède de lui datent, pour la plupart, d’il y a plus de quarante ans.   CNN l’aurait filmé sans son consentement à la fin des années 90, à la suite de quoi il aurait accepté d’accorder une entrevue à la condition qu’on ne diffuse pas les images.  Quand on l’interrogea sur sa vie recluse, il répondit ironiquement : « Je crois que reclus est un code utilisé par les journalistes et qui signifie qui n'aime pas parler aux reporters ».  En 2004, sans doute pour faire un pied de nez aux médias, il accepte de prêter sa voix, dans deux épisodes des Simpson, à un personnage le représentant… avec un sac sur la tête ! 
            Cet automne est paru au Seuil son plus récent ouvrage, Vice caché, un polar déjanté se déroulant dans le Los Angeles des années 70.  On y suit Doc Sportello, détective privé et grand fumeur de « pot », plongé dans une enquête invraisemblable impliquant des surfeurs, des pirates et toute une galerie de personnages plus colorés les uns que les autres.  Aussi paru dernièrement, la version poche de L’Arc-en-ciel de la gravité, récipiendaire du National Book Award en 1974.  La même année, le jury du prix Pulitzer l’avait également élu gagnant à l’unanimité, mais le vote fut rejeté par la commission de surveillance du prix (des enveloppes brunes auraient-elles circulées? quoi qu’il en soit il n’y a pas eu de gagnant cette année-là).  L’American Academy of Arts and Letters voulut lui accorder une médaille pour le même livre en 1975, mais Pynchon déclina, sans doute pour ne pas avoir à apparaître en public.  Cela dit, et bien qu’il s’agisse d’une œuvre exceptionnelle, je tiens à aviser le lecteur qu’elle représente un pavé de plus de mille pages.  Ceux et celles qui voudraient se familiariser avec l’univers pynchonnien sans trop se décourager devraient plutôt commencer par Vente à la criée du lot 49, également disponible au Seuil dans sa version poche.  Cette dernière ne comporte qu’un maigre 225 pages, mais qui donne une bonne idée de cet auteur pour le moins « étonnant ».


Mathieu Croisetière, libraire